Taking it all in
Notre premier contact avec l’Afrique du Sud n’est pas avec les gardes-frontières. Non, c’est avec le regard mécanique d’une caméra thermique. Nous sommes le 29 février 2020. Notre mariage à S. et moi remonte à août 2019. Notre esprit est tout entier tourné vers cette lune de miel que nous avons préparée minutieusement pendant des mois. Autour de nous, des bribes de conversation. La caméra ne servirait à rien, sinon on en aurait aussi installé à Charles-de-Gaulle et à Orly. Pas vrai ? D’ailleurs, un simple Doliprane pris quelques minutes avant de débarquer suffirait à faire baisser suffisamment la température pour tromper l’appareil. C’est bientôt notre tour. Le stress monte d’un coup. Et si tout s’arrêtait là, dans ce hall d’aéroport, avant même d’avoir commencé ? D’ailleurs, est-ce que mon front ne serait pas plus chaud que d’habitude ? Non, je ne crois pas. Le mien ? Non plus, enfin, je crois. Ça y est, on est passés, le couperet n’est pas tombé, pas sur nous en tout cas.
Les jours suivants se passent dans l’insouciance la plus totale. Le Cap déverse sur nous ses délices. Après un hiver gris et pluvieux à Paris, ce shot de vitamine D est le bienvenu. Entre plage et montagne, pas besoin de choisir, les deux sont à portée de taxi. Pas une demi-journée sans une activité de prévu, S. a tout prévu et tout réservé. Le concert au coucher de soleil dans le Jardin botanique national de Kirstenbosch est magique. On tique par contre sur l’assistance, en décalage complet avec la diversité de la population croisée jusqu’à présent. Des cheveux blonds à perte de vue. Le sentier pour atteindre le plateau de Table Mountain – plutôt un escalier naturel avec des marches taillées pour des géants – est avalé sous un soleil de plomb. Comment ça il y avait aussi un téléphérique ? C’est maintenant que tu le dis ? La journée dans la réserve naturelle de Cape Point, où l’on pousse jusqu’au Cap de Bonne-Espérance, est un peu chaotique. Mais ce ne sont pas quelques mésaventures gastriques qui vont m’empêcher d’en profiter. En revenant à la voiture après une observation de la faune locale, on interroge le guide sur la présence d’un préservatif enroulé autour du rétroviseur. La réponse étonne : il s’agit d’un avertissement de la part des braconniers, on gêne leur activité.
La réalité nous rattrape près d’une semaine après notre arrivée, lorsque nous allumons l’autoradio de la voiture de location. On ne l’a pas mis en route immédiatement après avoir récupéré la voiture. Non, avec la conduite à gauche à apprivoiser, j’ai besoin de me concentrer. Dans le flot de la circulation du Cap ça va, il suffit de suivre la voiture de devant. C’est lorsque l’on se retrouvera à devoir aborder un rond-point dans une zone faiblement peuplée qu’il faudra faire attention, nous a-t-on dit. Le premier trajet est aussi le plus court de notre road-trip : Le Cap - Franschhoek – le quartier français en afrikaans, ça ne s’invente pas. La première station que l’on capte est en anglais, on n’en changera plus. C’est la matinale, une émission sur un ton léger qui mélange chanson et actualité, traitée sur un mode humoristique. Ils ont transformé le grand hit des Knack My Sharona en un jingle qu’ils passent à l’envie : M-M-M-My Corona. S’en suivent les chiffres de contamination du pays, qui à ce moment-là se comptent sur les doigts d’une main, et qu’ils tournent en dérision. Si on en rigole à la radio, c’est que ça ne doit pas être bien grave non ?
Une circulation alternée, au milieu de nulle part. Des vendeurs ambulants sur le bord de la route. Le feu passe au rouge. Un vendeur de chapeau se dirige vers la voiture, montre quelque chose sur la calandre et fait une grimace. Trop crédule, j’entrouvre la fenêtre. Il demande d’où nous venons. France. Ahhh la France… le football… Zidane ? J’ai eu peur. Un instant, j’ai cru qu’il allait me parler du bus de Knysna.
On n’utilise pas la voiture pour se déplacer à Franschhoek, mais une ligne de train touristique qui relie les domaines viticoles les uns aux autres. On voudrait tout acheter, mais les valises n’étaient pas spécialement vides à l’aller, il faut se faire une raison. Le patron de S. nous a offert, comme cadeau de mariage, un repas dans le meilleur restaurant de la ville. Nous sommes installés au comptoir. Les plats s’enchaînent, l’accord mets-vins est fantastique. On est beaux, jeunes, amoureux. Le centre du système solaire a dû se déplacer temporairement car tout semble tourner autour de nous. A moins que ce ne soit l’effet du vin. On voudrait que cette soirée ne se termine jamais.
Après quelques jours, il est déjà temps de reprendre notre route. Le jingle envahit à nouveau l’habitacle en direction d’Oudtshoorn (à vos souhaits). Cette incantation, cette provocation lancée à la face d’un adversaire invisible, n’est pas d’une grande efficacité. Les chiffres progressent inexorablement, lentement mais sûrement. Des minibus jaunes ou blancs nous dépassent régulièrement, faisant fi des limitations de vitesse. On nous a avertis de nous tenir à carreau, ce business d’ersatz de transport en commun étant entre les mains de gens aux méthodes douteuses. Oudtshoorn est connu pour ses autruches. Direction la ferme. Elles sont bizarres, dinosauresques avec leurs deux grosses griffes. On nous dit de tendre la main au-dessus des grillages, de se laisser mordre par elles, pour voir, qu’elles n’ont pas de dents. En effet.
La route entre Oudtshoorn (à vos souhaits) et la baie de Plettenberg est spectaculaire. La première partie jusqu’à George, où l’on s’arrête pour acheter une carte SD supplémentaire – l’appareil photo est sollicité comme jamais – est montagneuse et tout en virages. La deuxième portion suit la côte en ligne droite et ne fait que monter et descendre. Une nouvelle parenthèse s’ouvre, en bord de plage, loin de la rumeur du monde. Les apéritifs en terrasse et les couchers de soleil rythment nos journées. On gobe des huîtres d’une taille démesurée dans un boui-boui. Elles ont un goût de noisette à peine croyable. Le temps est un peu humide ? Qu’à cela ne tienne, on se jette à l’eau en canoë dans le parc national de Tsitsikamma. Les placides dassies prennent la pause pour nous et font un carton sur Instagram. Une boucle autour de la presqu’île de Robberg tourne court, nous avons pu apercevoir les phoques, mais maintenant le vent soulève le sable et rend le parcours dangereux. En repartant, le GPS nous fait longer des lotissements entièrement entourés de grillages de 3 mètres de haut et truffés de caméras de surveillance. Il est temps de prendre l’avion pour Johannesburg.
Après la quiétude du littoral, la grande ville nous agresse les sens. Nous n’y passerons qu’un jour et une nuit. Nous visitons le musée de l’Apartheid. 1991… c’était hier ! Dans les centres commerciaux, les pharmacies sont prises d’assaut, principalement par des touristes. Le patron de S. nous a aussi fait promettre de passer rendre visite à son ami d’enfance. Après avoir fait tourner bourrique le chauffeur de taxi à cause de l’adresse erronée, nous finissons par mettre le grappin sur le type en question. Il nous fait visiter sa société d’avions en kit, pas peu fier. Son truc, outre le pilotage, est de sauter en parachute de son biplace dans le plus simple appareil. C’est lui sur cette photo. Là aussi. Cool… I guess ? Il nous propose de nous emmener faire un tour dans son coucou. Ses gars l’ont déjà sorti du hangar, il nous attend sur le tarmac. On se regarde avec S. Parfois, les mots sont inutiles ; on décline poliment. Le lendemain matin, retour à l’aéroport pour un vol direction Hoedspruit. On a gardé le meilleur pour la fin ; trois jours de Safari dans une réserve privée à côté du Parc Kruger. Le trajet de l’aéroport au lodge est déjà l’occasion d’apercevoir la faune locale. Des girafes en train de prendre leur repas nous regardent passer sans s’en émouvoir.
Notre séjour à Thornybush se passe comme dans un rêve. En partie car les horaires qu’impose le safari font que l’on somnole plus ou moins pendant le reste de la journée. Les animaux sont plus actifs juste après le lever et juste avant le coucher du soleil, il faut donc s’adapter. A la surprise générale, tous les big five sont repérés dès la première sortie. On essaye de se convaincre que c’est génial, même si on se demande un peu ce qu’on fera des cinq autres sorties. Lorsque S. demande si on aura une chance d’apercevoir des guépards, son animal favori, le soupir du guide ne laisse rien présager de bon. L’année précédente, ils avaient cru tenir leur chance, une femelle avait eu une portée de cinq petits. Mais c’était sans compter sur le caractère territorial des lions. Ils avaient pisté la petite famille jusqu’aux confins de la réserve avant de les réduire en charpie. J’entends distinctement le cœur de S. se fendiller. Lors d’une autre sortie, nous croisons un zèbre qui a échappé aux lions, mais dont le postérieur sanguinolent a été déchiré d’un terrible coup de griffe. On demande aux guides comment ils vont soigner l’animal. Ils secouent la tête. Ce n’est pas un zoo, ici la sélection naturelle a les coudées franches.
Pour les humains, le personnel est en revanche aux petits soins. Les mesures sont adaptées en temps réel. Au lieu de se servir chacun au buffet, les couverts ne passent plus de main en main et le service est assuré par le personnel. Chaque retour de safari est désormais accueilli par la rituelle dose de gel hydro-alcoolique. Les hôtes font la queue et présentent cérémonieusement leurs mains ouvertes pour recevoir tour à tour le talisman. Un jour, nous tombons sur un grand mâle éléphant qui repose ses longues défenses sur une branche à mi-hauteur d’un arbre. Il semble dans un état de transe. Une substance goudronneuse s’écoule de ses orifices temporaux. On nous indique que c’est le signe du musth, la période de reproduction, et que cela s’accompagne souvent d’une nervosité accrue. En effet, tandis que nous l’observons, il s’agite de plus en plus, racle ses défenses contre le tronc, entortille sa trompe autour. Puis, semblant perdre patience, il casse le tronc d’une poussée comme s’il s’était s’agit d’une brindille. Le craquement nous fait sursauter.
Le moment le plus propice à la discussion est le repas de midi, celui où les gens ont le plus les yeux en face des trous. Malgré la petite taille du groupe – une douzaine de personnes – les nationalités sont très variées ; Suisse, Afrique du Sud, Angleterre… Et ça se ressent sur le degré d’information et d’implication vis-à-vis de la situation sanitaire. Certains invoquent un degré de létalité proche de celui d’Ebola, tandis que d’autres affirment qu’il ne s’agit que d’un simple rhume. Une femme est particulièrement perturbée par ce nom… Coronavirus, pourquoi Corona ? Le couple d’Anglais, les plus âgés, vient en safari dans ce même lodge quatre fois par an. Ils paraissent sortis tout droit d’un roman de Rudyard Kipling. Leur flegme ne laisse pas de surprendre. Ils parlent de leur visite suivante avec autant de certitude que s’ils avaient dû affirmer que deux et deux font quatre. Avec une telle assurance, il faut croire que l’on doit pouvoir tenir à distance le malheur.
Le dernier soir, une surprise nous est réservée. Alors que l’on pense regagner le campement à l’issue du dernier safari, le tout-terrain se dirige vers une clairière où de grands feux ont été allumés et un buffet dressé. Ces véhicules – certes dépourvus de toit mais relativement surélevés – donnent une fausse impression de sécurité. Plus tôt, en pleine observation d’une meute de lions en pleine digestion, le guide a expliqué qu’il aurait suffi que l’un d’entre nous se dresse de son siège pour que les lions cessent de nous ignorer pour nous considérer comme une menace. Des bruits glaçants proviennent de la zone densément boisée où la lueur des feux de joie ne porte pas. Deux rangers armés de longs fusils sont sur les dents. Au bout d’un moment, alors que les desserts viennent tout juste d’être servis, le signal du départ est donné. Tout le monde remonte dans les 4x4, qui prennent la direction du campement.
Après avoir parcouru à peine 200 mètres, les deux véhicules stoppent. Puis les conducteurs éteignent les dernières lumières et on nous enjoint à lever les yeux. La pénombre est totale, le ciel sans nuages. La fresque cosmique se laisse contempler comme jamais. Le silence est absolu. La voie lactée devient un concept moins théorique. La moins brillante des étoiles – je ne savais pas qu’on pouvait en voir autant à l’œil nu depuis la Terre – brille plus que l’étoile polaire dans nos contrées. Au bout d’un moment, les lumières reviennent, on doit regagner nos corps imparfaits et reprendre le cours de nos vies éphémères.
Un peu plus loin, on s’arrête de nouveau et on coupe toutes les lumières. Dans la pénombre, une fois les yeux habitués, nous devinons des masses qui se déplacent. Ordre est donné de ne pas bouger, de ne faire aucun bruit. Une minute, peut-être, passe. Les véhicules repartent finalement, à la lumière d’une unique lampe torche, mais seulement pour s’arrêter de nouveau cinquante mètres plus loin. Cette fois-ci, on ne fait pas que deviner les éléphants. On entend leur respiration, leurs grondements, leurs pattes qui grattent le sol. Une odeur musquée nous prend les narines. Un souffle d’air balaye l’espace, un mètre au-dessus de nos têtes. Les bruits finissent tout de même par s’éloigner. Il était temps, les occupants du véhicule avaient cessé de respirer depuis un moment déjà. On se sentait déjà tout petit après notre séance d’astronomie, notre statut vient encore d’en prendre pour son grade. Nous ne sommes que des visiteurs sur le territoire de ces colosses. Ils nous tolèrent tout juste, car ils ne nous trouvent pas dignes d’intérêt. Ces quelques minutes ont suffi à imprimer au fond de nous cette vérité qui jusque-là nous paraissait abstraite : oui, l’éléphant est le vrai roi de la savane.
Les nouvelles d’Europe ne sont pas bonnes. Nous sommes le 13 mars, notre vol retour pour Paris est prévu le lendemain. Depuis plusieurs jours, une amie italienne qui est retournée vivre à Milan nous abreuve en injonctions. Notre salut ne peut passer d’après elle que par la distanciation sociale. Un confinement national est entré en vigueur le 10 mars en Italie. On se présente à l’aéroport, presque surpris qu’on nous laisse embarquer sans contrôle. Un voyage de dix heures dans une boîte de métal, ce n’est pas précisément compatible de la distanciation.
On ne revient jamais le même d’un voyage. Chaque rencontre, chaque expérience affine notre regard sur le monde. Il est cependant rare d’avoir le temps de regarder en arrière pour mesurer le chemin parcouru. Le retour est souvent synonyme de mails à dépiler. La routine reprend le dessus, les photos restent sur la carte SD des semaines voire des mois. Et si nous avons changé, on retrouve en général les choses et les gens dans le même état qu’on les avait laissées. Ce collègue qui a toujours besoin d’aide avec l’imprimante pour scanner un document. Sa meilleure amie qui n’a soi-disant jamais faim, mais te pique chaque fois la moitié de tes frites. La ponctualité des bus... Ce genre de repères immuables. Rien de tel cette fois-ci. Le 17 mars débute le confinement. Après un tel bol de soleil, de liberté et de dépaysement, voir son horizon rétréci à un cercle d’un rayon d’un kilomètre est bien entendu un choc. Nos pensées nous ramènent cependant régulièrement vers l’Afrique du Sud. Comment cet endroit, dont on est tombés amoureux et qu’on vient de quitter, va-t-il affronter la vague qui s’annonce ? Comment vont s’en sortir tous ces gens qui vivent du tourisme si les frontières se ferment les unes après les autres ? Les fragilités de ce jeune pays vont-elles s’en retrouver exacerbées ?
Ce séjour aurait-il été différent sans cette ambiance de fin du monde qui nous a accompagnés du début à la fin ? Incontestablement. Avoir parcouru ces terres avec un sinistre compte à rebours au-dessus de nos têtes a-t-il ancré plus profondément chaque sensation, chaque instant dans notre mémoire ? Très probablement.