Faux départ

J’ai son nom sur le bout de la langue. Un vrai nom d’instit. Madame… Pagès ? Non. Poncet ? Non, ça c’était la prof de maths… Peu importe son nom. Je me souviens du reste. Je me souviens de ce jour d’avril 1997, où je lui ai tendu la pochette transparente avec les quelques feuillets. J’avais passé deux ou trois jours pendant les vacances de printemps à créer la trame de l’histoire. Deux ou trois autres jours à la coucher sur le papier et à corriger les fautes de frappe. Mon oncle, passionné de nouvelles technologies, nous avait refilé son ancien ordinateur quand il en avait changé. Le balayage du tube cathodique piquait les yeux au bout d’un moment. Le ventilateur de la tour faisait un boucan de tous les diables. Mais ça suffisait pour faire tourner un traitement de texte.

C’était une histoire de disparition, comme l’indiquait le titre : « La disparition de Max ». Plutôt sombre pour un gamin de dix ans – bientôt onze – pour être tout à fait honnête. Je n’en étais pas peu fier. Mon premier travail de fiction. J’avais même fait une couverture à base de Word Art, de très bon goût à n’en pas douter. J’avais poussé la machine dans ses retranchements. Internet n’arriverait pas à la maison avant encore quelques années et de nombreuses supplications. L’oncle, pas radin, nous avait aussi fait don de sa vieille imprimante.

Quand elle a saisi la pochette plastique, Madame P. a soulevé un sourcil. Je suis resté planté là, devant elle, attendant je ne sais quoi. Qu’elle décide de reporter sine die le cours de français pour se consacrer à cette œuvre majeure dont elle venait d’entrer en possession ? Après quelques secondes, elle fit mine de parcourir quelques lignes pour me tranquilliser, puis posa le tout sur son bureau en promettant de s’y pencher plus tard. Je pouvais rejoindre ma place.

Au cours suivant, je me suis retenu de la questionner. Elle devait sûrement être en train de digérer la portée d’un texte aussi fort. Etait-ce le point de départ d’une carrière d’écrivain ? La semaine suivante, n’y tenant plus, je suis resté en classe après la sonnerie pour l’interroger. Je m’imaginais toutes les directions que pouvait prendre cette discussion. Allait-elle trouver à redire à la chute ? Le point de vue du narrateur était-il à revoir ?

Elle avait bien lu l’histoire. Madame P. n’avait qu’une seule question. Pourquoi lui faire perdre du temps à lire un texte que ma mère avait très visiblement écrit ?

Celle-là, je ne l’avais pas vu venir. Le plus ironique, c’est que c’est elle qui m’a donné envie de lire de la littérature. Jusque-là, j’avais plafonné sur de la bibliothèque verte. Le temps que je n’avais pas passé sur le PC à travailler sur mon histoire, je l’avais passé à me débattre avec Les mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. Ce n’était pas une lecture obligatoire, mais elle l’avait inclus à sa liste de suggestions – humour de prof ? – et je faisais du zèle. A ma décharge, la météo avait été exécrable pendant ces deux semaines de vacances. J’étais peut-être allé taquiner les escargots entre deux averses, mais sinon le choix d’activité en extérieur était restreint.

J’ai tenté récemment de remettre la main sur ces feuillets vieux de presque trente ans. Ma mère a conservé au grenier tout un tas de mes travaux d’écolier. Mais aucune trace de ces derniers. Quant au PC familial, il a été changé au moins cinq fois depuis, sans toujours transférer les fichiers. Une impasse de ce côté-là également. Durant cette période, je n’ai plus produit aucun écrit, en dehors de devoirs pendant mes études ou de rapports pour le boulot. Ma soif de lecture est, elle, restée intacte. Mais depuis quelques mois, je suis pris d’une insatiable envie d’écrire, et j’écris. Comme si des histoires bouillaient en moi depuis des années et devaient maintenant s’épancher. N’ayant pas son nom, je ne peux pas vérifier si ma théorie est correcte ou non. Mais, pour une raison qui me dépasse, je suis persuadé que c’est le cas ; Madame P. a dû rendre son dernier soupir. Et avec elle s’est envolé un blocage vieux de trente ans.

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Trois bonnes raisons…de ne pas dire à mes collègues que j’écris